De l’importance du sacrifice et de la volonté de combattre

Cet article fait partie des ressources complémentaires : des articles que nous traduisons ou retranscrivons ici parce que nous pensons qu’ils apportent des informations qui méritent d’être partagées. Pour autant, nous ne partageons pas l’entièreté du point de vu, nous sommes parfois pas d’accord du tout ! (Le point de vu de l’adversaire peut être enrichissant.)


 « Les troupes qui demandent la victoire sont des troupes ou amollies par la paresse, ou timides, ou présomptueuses. Des troupes au contraire qui, sans penser à la victoire, demandent le combat, sont des troupes endurcies au travail, des troupes vraiment aguerries, des troupes toujours sûres de vaincre. »

– Sun Tzu, L’art de la guerre.

Traduction d’un article de Scott Atran paru dans le magazine Aeon en juillet 2022. Anthropologue franco-américain et directeur de recherche au CNRS, il a publié Talking to the Enemy (2010) et In Gods We Trust (2002).

Si l’on fait abstraction de son discours considérant la civilisation occidentale comme moralement supérieure aux autres, ainsi que ses déclarations sur le mythe du progrès et l’existence d’une barbarie ancestrale – largement fantasmée – qui serait inscrite au plus profond de la nature humaine, ce texte est d’une grande importance pour alimenter la réflexion stratégique. Il devrait être attentivement lu par toute personne investie dans des luttes sociales et écologiques.

Plusieurs leçons à retenir :

  • Les adeptes de la masturbation intellectuelle, qui critiquent certains mouvements sociaux et/ou écologiques radicaux pour leur « fanatisme » ou leur « extrémisme », montrent seulement qu’ils ne comprennent rien à l’art de la guerre ;
  • L’extrême droite monte en puissance parce qu’elle fanatise ses troupes en cultivant des valeurs sacrées (anti-égalitarisme, pureté de la race blanche, chrétienté, anti-pluralisme, nationalisme, autoritarisme, etc.) ;
  • En combat asymétrique, le camp faible peut gagner contre un ennemi infiniment plus puissant à condition de fanatiser 1La définition du dictionnaire dit Fanatique : “Qui est emporté par une ardeur excessive, une passion démesurée pour une religion, une cause, un parti,etc.” Et l’on peut comprendre qu’au vu des risques personnels encourus par les militant-es écolo, une ardeur “excessive” est nécessaire pour aller au delà d’un calcul coût/benefice “rationnel” ses troupes ;
  • Il faut présenter les combattants blessés ou morts au combat (Gilets jaunes blessés, Rémi Fresse, etc.) non pas comme des victimes, mais comme des héros de guerre et des martyrs pour inciter d’autres à rejoindre le combat ;
  • Pour améliorer son efficacité, le mouvement écologiste a tout intérêt à définir puis à cultiver ses propres valeurs sacrées (vénération de la Terre mère => extraction minière = viol ; l’évolution produit de la diversité biologique et culturelle => préserver et entretenir cette diversité doit devenir un élément central de la doctrine ; le silence naturel vs l’enfer machinal ; etc.)

La volonté de combattre (par Scott Atran)

En 480 avant J.-C., Léonidas, roi de Sparte, arrive aux Thermopyles avec une petite avant-garde pour repousser un assaut massif des Perses. L’armée perse était forte de plusieurs milliers de soldats, et les États grecs n’avaient pas encore mobilisé leur riposte. Plutarque rapporte que Xerxès, le « roi des rois » de Perse, était persuadé que Léonidas allait renoncer à résister. Ce dernier avait reçu une offre par écrit de Xerxès : « En te rangeant à mes côtés, il t’est possible de devenir le seul dirigeant de la Grèce. » Léonidas aurait répondu : « Si tu avais la moindre connaissance des nobles choses de la vie, tu t’abstiendrais de convoiter les biens d’autrui ; je crois que mourir pour la Grèce vaut mieux que d’en être le seul souverain. »

Xerxès lui rétorqua : « Rends tes armes. »

Léonidas aurait alors répondu cette phrase devenue célèbre : « Viens les prendre » (μολὼν λαϐέ/molṑn labé). Léonidas et ses « 300 immortels » refusèrent les offres de reddition et furent finalement massacrés. Mais la Grèce, galvanisée, a fini par gagner la guerre. C’est du moins ce que dit cette légende liée au mythe fondateur de la civilisation occidentale.

Tout au long de l’histoire, les combattants, les révolutionnaires et les insurgés les plus efficaces étaient des « acteurs dévoués » unis par leur attachement à des « valeurs sacrées » non négociables telles que Dieu, la patrie ou la liberté. Les incursions militaires prévoient presque toujours une force maximale au départ pour assurer la victoire. Mais si les défenseurs résistent ou sont autorisés à récupérer, l’avantage passe souvent à ceux qui veulent se battre. En effet, ces derniers mobilisent de plus en plus de ressources contre les attaquants qui eux ont atteint le maximum de ressources qu’ils peuvent ou veulent engager : pensez à Napoléon, puis à Hitler, et à leur assaut mené contre la Russie, ou aux invasions de l’Irak et de l’Afghanistan par les États-Unis. Tout au long de l’histoire, ceux qui sont prêts à se sacrifier pour leur cause et leurs camarades, ainsi que pour leurs chefs, l’ont souvent emporté sur des forces plus puissantes qui s’appuient principalement sur des incitations matérielles telles que la rémunération et les sanctions.

Même lorsqu’ils sont vaincus et anéantis, ceux qui ont la volonté de se battre entrent souvent dans la légende. Ils deviennent des héros et des martyrs. Pensez aux Judéens d’Eléazar à Masada, aux défenseurs d’Alamo sous Travis, Bowie et Crockett (remarque : le fait que ces hommes aient soutenu l’esclavage ou d’autres positions inacceptables n’entre pas en ligne de compte ici), ou au groupe d’amis personnels qui s’est battu jusqu’au bout pour défendre le président chilien Salvador Allende contre les putschistes de Pinochet. Ou encore les derniers résistants de l’aciérie Azovstal à Mariupol, dans ce qui pourrait bien devenir une pièce maîtresse du mythe de la création nationale ukrainienne, avec la célèbre réponse du président Volodymyr Zelensky à une offre d’évacuation venant des États-Unis : « J’ai besoin de munitions, pas d’un tour en avion. »

De telles légendes continuent de perdurer et d’inspirer les cercles politiques, les écoles militaires et le public. Les résultats des conflits contemporains et récents continuent de démontrer que des facteurs non matériels, tels que l’engagement fondé sur des valeurs et la détermination collective, peuvent aider à mobiliser les forces et à obtenir une plus grande efficacité sur le champ de bataille.

Pourtant, à quelques exceptions près, peu d’attention scientifique a été accordée pour expliquer ce phénomène ou pour y remédier. Pour aider à combler ce vide, mon équipe s’est penchée sur cette question en étudiant les combattants en Afghanistan, en Irak et, plus récemment, en Ukraine – où une volonté héroïque de résister à l’envahisseur a pris une grande partie du monde par surprise.

Lors d’une déposition devant le Congrès en mars dernier, le lieutenant-général Scott Berrier, directeur de la US Defense Intelligence Agency, a reconnu avoir mal évalué la capacité de résistance de l’Ukraine face à la Russie : « J’ai mis en doute leur volonté de combattre. C’était un jugement erroné […] ». Il est intéressant de noter que, lors d’une audition ultérieure de la commission sénatoriale du renseignement en mai, Berrier affirmait que, dans l’ensemble, « la communauté du renseignement a fait un excellent travail. » Le sénateur américain Angus King l’a interrompu : « Général, comment pouvez-vous dire cela alors qu’on nous a dit explicitement que Kiev tomberait en trois jours et que l’Ukraine tomberait en deux semaines ? » Heureusement, cette erreur quasi fatale dans l’évaluation des chances de l’Ukraine, et l’apparente futilité d’un soutien occidental significatif, ont été compensées par une évaluation tout aussi médiocre par les renseignements russes de la détermination des Ukrainiens à entrer en résistance.

Lors d’une déposition devant le Congrès en mars dernier, le lieutenant-général Scott Berrier, directeur de la US Defense Intelligence Agency, a reconnu avoir mal évalué la capacité de résistance de l’Ukraine face à la Russie : « J’ai mis en doute leur volonté de combattre. C’était un jugement erroné […] ».

Commises aussi bien par des alliés que des adversaires, les erreurs d’appréciation de cette volonté de combattre sont devenues la routine des décideurs militaires et politiques, avec des résultats souvent désastreux pour les planificateurs et leurs publics. S’adressant au Congrès en septembre 2021, le général Mark Milley, président du comité des chefs d’état-major interarmées américains, attribuait l’ « échec stratégique » en Afghanistan à la négligence d’un facteur « intangible » dans la guerre : « Nous pouvons comptabiliser les camions, les armes, les unités et tout le reste. Mais nous ne pouvons pas évaluer au moyen d’une machine ce qu’un humain a dans le cœur. » Comme le disait le président américain Joe Biden en août 2021 : « Nous avons donné [aux forces afghanes] tous les outils dont elles pouvaient avoir besoin. […] Ce que nous n’avons pas pu leur fournir, c’est la volonté de se battre […]. »

Lorsque les agences gouvernementales discutent de cette aspiration au combat, les rares données qu’elles mentionnent concernent les sondages d’opinion publique (à ce sujet, certains sondages réalisés par le Bureau of Intelligence Research du Département d’État américain indiquaient que les Ukrainiens résisteraient fortement en cas d’invasion russe). Bien que les sondeurs prétendent souvent utiliser une « méthodologie scientifique », les techniques utilisées par la plupart d’entre eux n’ont rien de scientifique. De plus, il est rare que les sondages évaluent l’intensité des opinions émises et les comportements qui en découlent.

Bien sûr, les enquêtes d’opinion peuvent fournir des informations scientifiques lorsqu’elles sont structurées de manière à permettre la vérification des hypothèses, y compris la relation entre les réponses et les comportements réels – une approche adoptée par le monde universitaire pour analyser les populations étrangères généralement absentes des « outils d’évaluation » standards utilisés par les départements d’État et de la défense des États-Unis, ainsi que par les agences gouvernementales du Royaume-Uni et de l’UE. En fait, des études récentes montrent que la « volonté de combattre », du moins en partie, peut être mesurée statistiquement et utilisée pour prédire le comportement. Les résultats sont clairs, mais leur adoption par les nombreux fonctionnaires et agences qui font appel à mon équipe de recherche est limitée par la crainte de gaspiller des vies et de l’argent en vain sur des horizons temporels relativement courts : c’est-à-dire tout l’opposé d’une vision portée par le sacré et le spirituel.

Pour voir comment cela se passe, il est intéressant de se pencher sur l’Irak. Depuis plusieurs années, l’initiative de recherche Minerva du ministère américain de la Défense et de la National Science Foundation s’efforce de comprendre le désir de sacrifice au nom des valeurs et la volonté de combattre grâce à un partenariat de recherche entre Artis International (mon équipe), le Changing Character of War Centre de l’université d’Oxford, l’université nationale d’enseignement à distance et l’université autonome de Barcelone en Espagne. Nos conclusions sur les combattants de première ligne, notamment dans l’armée irakienne, ISIS (aussi connu sous le nom de Daech ou État islamique) et le PKK kurde, entre autres, sont claires. En 2015, lorsque la ligne de front d’ISIS était relativement stable, et à nouveau en 2016, lorsque l’offensive pour reprendre Mossoul a commencé, les mesures psychologiques des enquêtes de terrain indiquaient que la détermination à combattre et mourir était la plus forte chez ceux qui défendent des valeurs sacrées ; ces groupes considèrent que la « force spirituelle » (ruhi bi ghiyrat, en arabe et en kurde) est plus importante que la force matérielle (force de travail et puissance de feu). Et ils ont souvent raison. Si l’on en juge par les pertes, le temps passé au front et d’autres facteurs, seuls les combattants kurdes du PKK, d’inspiration marxiste, égalent les combattants religieux d’ISIS en matière d’engagement envers leurs croyances et de volonté de se sacrifier pour une cause.

En 2017, nous avons suivi de jeunes hommes arabes sunnites émergeant de la domination d’ISIS dans la région de Mossoul. La plupart des personnes interrogées ont initialement considéré ISIS comme « la révolution » (al-Thawra) contre l’oppression du régime soutenu par les États-Unis. Bien que beaucoup en soient venus à rejeter la brutalité de l’État islamique, une série de mesures psychologiques révéla qu’ISIS avait imprégné environ la moitié de notre échantillon avec ses deux valeurs les plus sacrées pour lesquelles il existait un désir de sacrifice : une croyance en l’application stricte de la charia et l’aspiration à la création d’une nation arabe sunnite. Ceux qui croyaient en ces valeurs étaient plus disposés à se battre et à mourir que les partisans d’un Irak démocratique ou unifié. Si l’État islamique a perdu son contrôle territorial, il n’a pas nécessairement perdu l’allégeance des jeunes Arabes sunnites à ses valeurs fondamentales.

D’autres travaux se sont concentrés sur l’activité cérébrale par le biais de la neuro-imagerie. Nous avons ainsi étudié les partisans de Lashkar-e-Taiba, un groupe pakistanais associé à Al-Qaida, et les immigrants marocains en Espagne qui se sont déclarés favorables au djihad armé et à l’application stricte de la charia. Les analyses cérébrales sont d’importance pour au moins deux raisons : elles révèlent parfois des connexions neuronales entre des phénomènes qu’on pensait déconnectés, et elles mettent au grand jour les mensonges – car les réponses neuronales aux stimuli expérimentaux échappent généralement au contrôle ou à la manipulation consciente.

Nous avons identifié les valeurs sacrées des participants, puis nous avons évalué leur volonté de se sacrifier au nom de ces valeurs. D’après les scans cérébraux de l’activité neuronale, les participants se sont montrés nettement plus disposés à se sacrifier pour des valeurs sacrées (par exemple, s’opposer aux caricatures du prophète Mahomet) que pour des valeurs non sacrées (par exemple, s’opposer au refus du voile par les femmes). En effet, chaque fois que des valeurs sacrées étaient en jeu, nous avons constaté que l’activité cérébrale était inhibée dans les régions associées au raisonnement délibératif et à l’analyse coûts-avantages, mais qu’elle était accrue dans les régions associées à des valeurs subjectives et aux jugements fondés sur une règle (« faites-le parce que c’est ce qui est juste », quels que soient les coûts ou les conséquences).

D’après les scans cérébraux de l’activité neuronale, les participants se sont montrés nettement plus disposés à se sacrifier pour des valeurs sacrées que pour des valeurs non sacrées.

Nous avons également constaté que, parmi le groupe d’immigrants radicalisés, le sentiment perçu d’exclusion sociale se traduit par une plus grande adhésion et une plus grande disposition à se sacrifier pour des valeurs jusqu’alors importantes mais non sacrées. Cette constatation est quelque peu similaire à celle que nous avons faite en Iran. Dans ce pays, les sanctions internationales (une forme d’exclusion politique) imposées au programme nucléaire du pays n’ont fait que renforcer le soutien à ce programme ainsi érigé en mission sacrée. D’autres études cérébrales et comportementales indiquent que les radicaux d’extrême droite sont également plus susceptibles d’élever la désinformation au rang de « sphère sacrée » en communiquant des arguments trompeurs selon lesquels les immigrants menacent leur pureté culturelle. Lorsqu’on appuie sur ces boutons, l’activité cérébrale s’intensifie dans les zones qui soutiennent la cognition sociale et les processus identitaires.

Nos dernières recherches n’ont pas seulement confirmé l’influence de la motivation spirituelle en Irak, en Palestine, au Maroc, au Liban et en Espagne, elles ont également révélé la même influence chez les cadets de l’US Air Force. À travers les cultures, la puissance spirituelle est un facteur déterminant dans la volonté de se battre. Elle forge des liens de confiance durables et pousse non seulement les combattants mais aussi les citoyens à aller de l’avant au péril de leur vie.

L’histoire montre que, quelle que soit la force de l’esprit de corps des unités combattantes d’un pays, aucune quantité d’armes ou d’entraînement ne garantit son transfert aux forces étrangères.

Il suffit de regarder ce qui s’est passé en Afghanistan.

Au XIXe siècle, le pays est devenu un État tampon entre l’Inde britannique et les ambitions de la Russie tsariste en Asie centrale. Les Britanniques ont renoncé à occuper et à gouverner l’Afghanistan après la première guerre anglo-afghane qui s’est terminée en 1842. Les forces tribales ont massacré 16 500 soldats et 12 000 subordonnés d’une garnison mixte anglo-indienne, laissant un seul survivant s’échapper sur un cheval chancelant pour rapporter la nouvelle.

Les Britanniques restaient néanmoins déterminés à contrôler les relations de l’Afghanistan avec les puissances extérieures. En 1879, ils déposèrent l’émir afghan après à sa réception d’une mission russe à Kaboul. Mais les Afghans souhaitaient retrouver une totale indépendance dans leurs affaires étrangères, une liberté acquise à la suite de la troisième guerre anglo-afghane de 1919. Le missionnaire de l’armée britannique T L Pennell a décrit la situation il y a plus d’un siècle dans son livre Among the Wild Tribes of the Afghan Frontier (1908) :

« Le Waziristan [le pays des Waziri, des Mahsud et des Haqqani, dont les descendants sont les dirigeants actuels des Talibans afghans et pakistanais] n’est jamais en paix sauf quand il est en guerre ! […] Car lorsqu’un ennemi extérieur menace leur indépendance […] ils se battent au coude à coude, [bien que] même lorsqu’ils désirent tous se joindre à un jihad, ils restent méfiants les uns envers les autres. […] Les mollahs incitent parfois les tribus à mener de concert une guerre contre les infidèles […]. Les plus fanatiques de ces mollahs n’hésitent pas à inciter leurs élèves [talibans] à des actes de fanatisme religieux, ou ghaza. […] Le ghazi est un homme qui a fait le serment de tuer un non-musulman, de préférence un Européen […] ou, à défaut, un Hindou ou un Sikh. »

En bref, les Britanniques comprenaient que toute tentative d’occupation permanente ou de pacification des tribus en guerre ne ferait que les unir, et qu’il serait presque impossible de vaincre leurs forces combinées sans des moyens militaires et financiers beaucoup plus importants que ceux que la Grande-Bretagne pouvait se permettre.

Avance rapide d’environ un demi-siècle. En juillet 1976, en garant mon van Volkswagen à Landi Kotal, au sommet du col de Khyber, je tombe sur deux hommes âgés buvant du thé. L’un est un membre de la tribu Afridi, l’autre est Waziri. Autrefois ennemis, ils sont aujourd’hui alliés. Pendant notre discussion, quatre jeunes garçons avaient réussi à détacher le bloc moteur de l’arrière de mon van et s’efforçaient de le soulever. Un soldat – un grand Pachtoune aux yeux verts, en sueur dans son uniforme de laine russe sous le soleil brûlant de l’été – réprimande sévèrement les gamins puis les chasse. Ensuite, avec un sourire satisfait afin de montrer sa bonne maîtrise de l’anglais, il lève les mains et me dit : « Les garçons restent des garçons. »

« Tat, tat, tat, tat, tat, mauvaise position, mauvaise position », bafouille le vieux membre de la tribu Afridi en faisant mine de tirer en direction des collines accidentées et stériles du col de Khyber.

Je lui demande pourquoi c’est une mauvaise position. Il m’explique qu’en 1919, les malheureux soldats anglais étaient passés par là avant de perdre leur troisième et dernière guerre en Afghanistan.

« Ah, mais c’était une bonne position [pour] Nadir Khan à Kaboul, tat, tat, tat, tat, tat, bonne position », bafouille joyeusement le membre de la tribu Waziri. Lorsque j’approfondis la question, on me dit qu’Amanullah Khan, le premier émir et roi d’Afghanistan, autrefois adulé pour avoir forcé les Britanniques à quitter l’Afghanistan, avait ensuite été déposé par une alliance de tribus pachtounes dirigée par Nadir Khan, en grande partie pour ses politiques d’éducation qui privilégiaient la science à la religion et incluaient les filles.

L’Afridi baisse la tête : « Plus une bonne position maintenant… Mauvaise position. »

Je lui rétorque « pourquoi est-ce une mauvaise position maintenant ? ».

Le soldat interroge les deux messieurs à barbe blanche et revient en riant : « Ils disent que la zone est devenue si calme depuis cette époque qu’un homme n’a plus l’opportunité de devenir un homme. »

Cette situation changea rapidement. L’Afghanistan est resté indépendant jusqu’en 1979, date à laquelle les Russes (alors Soviétiques) ont envahi le pays pour tenter d’en prendre le contrôle. Ils ont été suivis en 2001 par l’invasion menée par les États-Unis (avec la Grande-Bretagne comme partenaire secondaire). L’objectif était de faire entrer l’Afghanistan dans le camp occidental après sa brève période d’indépendance sous contrôle taliban.

Le 12 septembre 2001, le lieutenant-général Mahmood Ahmed, chef de l’agence de renseignement pakistanaise ISI, tenta d’expliquer le contexte historique des talibans au secrétaire d’État adjoint américain Richard Armitage. Ce dernier l’interrompit : « pour vous et pour nous, l’histoire commence aujourd’hui. » Cette déclaration faisait écho aux Jacobins pour qui l’histoire commençait en l’an 1 avec la Révolution française, une idée reprise au siècle dernier par des leaders messianiques tels que Staline et Mussolini. Elle conduit à une version politique de la folie : faire la même chose encore et encore, et s’attendre à un résultat différent. Concernant les États-Unis, la méthode employée pour imposer cette démence politique est ancrée dans une logique matérielle cohérente : avec des moyens matériels virtuellement illimités, presque tout ce qui est concrètement concevable devient réalisable, y compris un changement sociopolitique immédiat et profond. Cette vision instrumentale et utilitaire aida les États-Unis et leurs alliés à vaincre puis à démocratiser l’Allemagne et le Japon. Mais au cours du dernier demi-siècle, cette vision mena à des fiascos politiques et militaires au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. Des milliers de milliards de dollars d’impôts ont été dépensés en vain, blessés et morts furent innombrables.

En réalité, les combattants d’ISIS les plus engagés ainsi que d’autres radicaux souvent décrits comme des fanatiques ne sont pas très différents de ceux que nous considérons, en Occident, comme les plus ardents combattants de la liberté : tous sont prêts à combattre, à aller jusqu’au sacrifice pour un camarade et pour une cause. C’est peut-être une affirmation déstabilisante, car nous préférons défendre notre vision occidentale du bien sur le mal. Mais sans comprendre la profondeur du dévouement chez l’autre, il est presque impossible de planifier des campagnes efficaces. Traiter les terroristes comme des criminels ou des nihilistes peut masquer la profondeur de leur indignation morale, qui les aide à prendre position contre toute menace physique. Souvent dans l’histoire, pour distinguer entre mouvement terroriste et révolution visant à détruire ou à remplacer un pouvoir bien établi par un ordre moral nouveau ou très différent, il suffit de voir qui l’emporte et conserve le contrôle.

En septembre 2014, après avoir mis en déroute les forces gouvernementales irakiennes soutenues par les États-Unis, l’État islamique était à l’apogée de sa puissance, et ce malgré des effectifs largement inférieurs et l’absence de force aérienne ou d’armes lourdes. Le président américain de l’époque, Barack Obama, a fait sien le jugement de son directeur du renseignement national : « Nous avons sous-estimé le Vietcong […] nous avons sous-estimé Daech et surestimé la capacité de combat de l’armée irakienne. […] Cela revient à prévoir la volonté de se battre, élément qui est un impondérable. » Scénario similaire sept ans plus tard. Les Talibans ont écrasé les forces gouvernementales afghanes soutenues par les États-Unis, le tout sans force aérienne, sans armes lourdes et sans milliards dépensés pour la formation.

En refusant d’admettre des limites dans notre capacité à imposer des valeurs que nous avons adoptées au terme d’une longue histoire, les États-Unis et leurs partenaires vont perpétuer l’habitude prise au cours des cinquante dernières années : créer le mauvais type d’alliés et d’armées. Ceux-ci sont grossièrement modelés conformément aux idéaux de l’Amérique mais dépourvus de l’esprit découlant des valeurs et des cultures qui leur sont propres, comme au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. La voie la plus sûre consiste à promouvoir les valeurs démocratiques occidentales par l’exemple, au moyen d’alliances financières, médiatiques et morales, et à n’utiliser la force que pour défendre nos alliés et nous-mêmes.

Concernant la volonté de combattre des alliés et des adversaires, la myopie provient sans doute de deux filtres de la réalité quelque peu interdépendants : une vision utilitariste du comportement humain comme étant principalement – ou du moins idéalement – orienté vers une évaluation rationnelle d’actions qui visent à minimiser les coûts matériels et à maximiser les bénéfices matériels ; et la croyance que la maximisation des bénéfices matériels et de la bienfaisance humaine (bonté, générosité et coopération entre individus ou groupes) dépend de l’adhésion aux valeurs libérales des Lumières.

Par exemple, les stratégies de sécurité nationale occidentales – en particulier les stratégies américaines – sont presque exclusivement fondées sur la dissuasion rationnelle par le biais de ce que les décideurs appellent l’imposition de coûts. Ainsi, à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les États-Unis, la stratégie militaire américaine en Afghanistan et en Irak se fondait sur la minimisation des coûts en termes de vies humaines et de richesses, tout en imposant des coûts insoutenables aux adversaires. Mais les auteurs des attentats suicides du 11 septembre 2001 n’avaient aucune considération pour le coût de leurs actions, qui incluait le sacrifice de leur vie et un préjudice potentiel pour leur famille.

Il existe également une foi, profondément ancrée, dans la capacité des États-Unis à insuffler nos valeurs à d’autres cultures. Ainsi, après le 11 septembre 2001 et en prélude à l’invasion de l’Irak, George W. Bush a présenté la stratégie de sécurité nationale de 2002, affirmant qu’il n’existe qu’un seul et unique

« modèle durable pour le succès d’une nation : la liberté, la démocratie et la libre entreprise. […] Ces valeurs de liberté sont justes et vraies pour chaque personne, dans chaque société – de plus, le devoir de protéger ces valeurs contre leurs ennemis est, de tout temps et dans le monde entier, la vocation commune des personnes éprises de liberté. »

Cette déclaration est aussi vaniteuse que celle du président iranien de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad : « La démocratie religieuse [musulmane] est la seule voie vers la prospérité humaine, c’est le type de gouvernement le plus avancé que les humains puissent avoir. »

La croyance légitime en nos propres valeurs nous empêche parfois de voir la réalité. Nos politiciens et les médias répètent sans cesse que l’attaque de la Russie contre l’Ukraine n’est pas une réponse à une « provocation », alors que l’attaque américaine contre l’Irak n’a jamais été décrite comme une invasion « non provoquée ». La Russie et les États-Unis ont, chacun à leur manière, légitimé leurs « interventions » respectives en les présentant comme des opérations « défensives », élaborant des fictions similaires sur leurs ennemis qui collaboreraient avec des « terroristes » (des Nazis pour la Russie, Al-Qaida pour les États-Unis) planifiant l’acquisition et l’utilisation imminentes d’armes de destruction massive.

Ces croyances peuvent nous amener à sous-estimer l’autre. Il ne fait aucun doute que l’utilité rationnelle, ainsi que l’expansion de la liberté de pensée et d’action, ont été importantes pour les États-Unis en tant que puissance mondiale prééminente. Cet ordre international qu’ils dominent a permis l’augmentation du niveau de vie et l’expansion de la classe moyenne dans le monde. Mais pour beaucoup d’individus et de cultures, le pari de « destruction créative » des modes de vie traditionnels qu’on leur impose, par le biais d’une compétition où le vainqueur emporte tout, représente un idéal de liberté trop éloigné pour être accepté. Pour eux, mettre en déroute cette vision politique vaut la peine de se battre.

En fait, les valeurs de liberté que nous chérissons sont issues de l’Europe du XVIIIe siècle et de l’Amérique coloniale des Lumières. Elles sont loin d’être « évidentes » au cours des quelque 300 000 années précédentes de l’existence de notre espèce (où cannibalisme, esclavage, infanticide, oppression ou extermination des minorités supplantaient les idéaux de liberté). De plus, comme le Mollah Omar, chef des Talibans, le rappelait au journaliste chevronné Arnaud de Borchgrave en juin 2001, à propos de l’égalité entre les sexes : « Vous oubliez que l’Amérique et le reste du monde ont des siècles d’avance sur nous. Si vous introduisiez soudainement vos manières et vos mœurs en Afghanistan, la société imploserait et le chaos s’ensuivrait. » En résumé, les administrations américaines successives ont à plusieurs reprises surestimé la combativité des forces alliées étrangères pour défendre nos libertés. Elles ont aussi sous-estimé le pouvoir de valeurs qui, à l’étranger, sont capables de renforcer le désir de combattre et de mourir pour une cause, et ce quel qu’en soit le prix.

Pendant l’opération Barbarossa, l’invasion en 1941 de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie, le général de la Wehrmacht Günther Blumentritt fit cette remarque dans son journal :

« Beaucoup de nos dirigeants ont grossièrement sous-estimé cet adversaire. […] Même encerclés, épuisés et privés de toute chance de se battre, les Russes ne reculent jamais. »

Bien que l’attaque-surprise ait initialement permis une progression rapide des Nazis en territoire soviétique, la résistance inflexible des soldats et du peuple russes a suffisamment ralenti la Wehrmarcht pour permettre à l’Armée rouge de se rétablir et de triompher. Entre 4 et 7 millions de combattants ukrainiens ont participé à la victoire de l’Armée rouge, dont le grand-père de Zelensky (ses trois grands-oncles ont péri pendant l’Holocauste, et ses grands-parents ont été brûlés vifs dans un massacre allemand).

En mai dernier, lors d’un défilé militaire commémorant la victoire soviétique de 1945 sur l’Allemagne nazie, le président russe Vladimir Poutine a cherché à établir un lien entre l’ancien combat de la Russie contre l’Allemagne nazie et le conflit actuel en Ukraine.

Croyant ou contraints de croire à cette rhétorique, les dirigeants politiques et militaires russes considèrent encore la volonté de résister en Ukraine, de même que son influence dans le renforcement de l’alliance occidentale, comme une combinaison de fanfaronnades et d’intimidations « nazies » plutôt que le symptôme d’une détermination toujours plus forte. Ironiquement, les tactiques actuelles de l’Ukraine ressemblent fortement à l’approche de la Russie à Stalingrad. Ainsi, alors que la Russie préfère aujourd’hui, comme les Nazis autrefois, pilonner les villes avec de l’artillerie à longue portée et des bombardements aériens, suivis d’avancées fulgurantes des chars et de l’infanterie à travers les espaces ouverts, les résistants ukrainiens ont adopté avec succès la tactique soviétique de la Seconde Guerre mondiale. Elle consiste à « serrer » l’ennemi de près avec de petites unités indépendantes opérant dans les ruines urbaines pour tendre des embuscades et faire feu à chaque carrefour. Les généraux russes d’aujourd’hui commencent à apprendre les leçons de la Wehrmacht face à la résistance de l’Ukraine, qui semble plus proche, dans l’esprit, du sacrifice de la Russie dans la Grande Guerre patriotique.

Pourtant, l’évaluation initiale menée par la Russie sur la volonté de résister en Ukraine, ainsi que l’estimation du soutien et de la fermeté de l’Occident, n’était guère différente de celle des alliés occidentaux. Pour la plupart, ils pensaient qu’une victoire rapide de la Russie était pratiquement assurée. Tout soutien militaire sérieux de l’Occident à l’Ukraine ou toute action économique contre Moscou ne ferait que fragmenter davantage ce que le président français Emmanuel Macron considérait en 2019 comme une OTAN presque « en état de mort cérébrale ». Il faisait ainsi écho à l’affirmation du président américain de l’époque, Donald Trump, selon laquelle l’OTAN était « obsolète ». Bien que l’Ukraine puisse ultimement être obligée de céder des territoires à une force russe écrasante, l’OTAN – renforcée par le vaillant effort de l’Ukraine – pourrait bien affaiblir la sécurité de la Russie, son économie (découplée de l’Europe) et sa puissance.

Peu de temps avant l’invasion russe, mon équipe a mené des enquêtes en continu auprès des Ukrainiens et des Européens de l’Ouest. Il s’agissait notamment de mesurer leur inclination au sacrifice pour l’Ukraine. (Remarque : les résultats complets et les analyses statistiques correspondantes n’ont pas encore fait l’objet d’un examen complet par les pairs). Nous avons utilisé ce que l’on appelle une « analyse de médiation », une méthode statistique permettant de déterminer la cause et l’effet entre un certain nombre de variables interdépendantes. Après avoir mené des enquêtes auprès de plus de 1 000 Ukrainiens avant et après l’invasion russe, nous avons découvert que le facteur prédictif le plus puissant menant au sacrifice (subir des difficultés économiques, être emprisonné, combattre, perdre sa famille et mourir) est en lien avec le niveau de « fusion » entre l’identité individuelle et l’identité nationale. La volonté de se battre provient du sentiment viscéral de ne faire qu’un avec la patrie. Les résistants ukrainiens espèrent que leur patrie l’emportera en raison de son autorité spirituelle. Ils y croient profondément et sincèrement, et sont prêts à faire preuve de bravoure et de courage pour défendre leur idéal.

Cette fusion entre identité individuelle et identité nationale était déjà forte avant l’invasion, et elle reste importante aujourd’hui. Les stratèges occidentaux auraient pu se mettre au parfum s’ils avaient pensé à se renseigner.

Douglas Stone, général de division à la retraite dans la réserve des forces marines américaines qui a servi activement au Vietnam, en Afghanistan et en Irak, a travaillé avec notre groupe de recherche Artis et notre équipe médicale en Irak. Il travaille maintenant en Ukraine où il rapporte : « Je n’ai JAMAIS observé une détermination au combat aussi importante que chez les Ukrainiens, qu’ils soient civils ou militaires. »

Le seul changement majeur survenu suite à l’invasion russe concerne l’Ukraine orientale (21 % de l’échantillon, Donbass compris). Là, la fusion avec l’identité russe a diminué de manière significative, tandis que la fusion avec l’idéal occidental (Ukraine et Union européenne) a augmenté – bien que ces deux éléments restent plus forts dans le reste de l’Ukraine, tout comme la volonté de se sacrifier pour la liberté. Lorsqu’elle est également liée aux idéaux démocrates, la fusion de l’identité personnelle avec l’idéal de liberté permet aussi d’anticiper avec un haut degré de certitude une volonté de sacrifice pour l’Ukraine, chose vérifiée dans tout le pays.

Nous avons trouvé un schéma similaire en Espagne, où plus de 2 000 participants ont répondu à nos questions pendant sept semaines successives. Pour estimer de façon sûre la propension au sacrifice des Espagnols pour l’Ukraine, il faut évaluer le niveau de fusion identitaire avec l’Ukraine. Celui-ci est lié de manière causale à la perception de la forte puissance spirituelle de l’Ukraine, de Zelensky, et de la confiance qui leur est accordée.

En Espagne, la volonté de se sacrifier pour l’Ukraine résulte également d’une fusion identitaire avec la liberté, que Zelensky qualifie de principale « valeur humaine » en jeu. Le sens du sacrifice est également lié à la confiance dans la démocratie. Par le passé, nous avons constaté que relativement peu d’Européens de l’Ouest se disaient prêts à se sacrifier pour la liberté et la démocratie, mais aujourd’hui, ils sont prêts à se sacrifier même pour la liberté d’un pays étranger. D’où vient ce changement ? En fait, les valeurs qui sous-tendent cette société européenne ouverte sur le monde, valeurs généralement considérées comme acquises, ont soudainement été mises en péril. Cette menace leur a rendu un caractère proéminent et sacré.

S’adressant au Congrès américain, Zelensky a souligné que la liberté était la clé d’une vie digne en quête du bonheur. Cette déclaration fait écho à ce que Thomas Jefferson, dans son projet initial de Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, considérait comme les droits « sacrés et indéniables » de l’humanité, absolus et non négociables. Les adhérents à cette déclaration s’engageaient à défendre « nos vies, notre avenir et notre honneur sacré » au combat, quelles que soient les chances de victoire. Cet engagement contraste fortement avec les décideurs politiques et militaires qui ignorent les leçons fondatrices de leur propre pays en mettant l’accent sur la puissance matérielle plutôt que sur la force morale dans l’exécution de la stratégie de sécurité nationale et de renseignement.

À l’instar de la stratégie de défense nationale des États-Unis, la politique étrangère de défense du Royaume-Uni cherche des moyens d’accroître ou de compenser le « hard power » en établissant des alliances par le biais de ce que Joseph Nye, professeur à Harvard, a appelé le « soft power » – persuader les autres par le biais d’influences culturelles, de relations économiques et de tact diplomatique. La volonté de combattre ne consiste toutefois pas à persuader les autres. Il s’agit d’exploiter la conviction en une juste cause profondément ancrée et partagée par ceux qui combattent ensemble. Évidemment, le pouvoir spirituel associé à la volonté de combattre peut finir par diminuer face à une force écrasante persistante, comme nous l’avons constaté dans nos études ultérieures sur les partisans d’ISIS après ses défaites en Irak et en Syrie ; cependant, ce pouvoir spirituel peut aussi être facilement ravivé une fois ancré dans la mémoire collective.

L’orientation actuelle prise par la stratégie de sécurité des États-Unis et de l’OTAN tente de tirer les leçons de la guerre Russie-Ukraine. Nos recherches recommandent de faire cette analyse avant le début d’une guerre, et non après. Il faut d’abord évaluer quelles sont les populations qui ont la plus grande force spirituelle et morale, puis canaliser le hard power vers celles-ci. Pour l’Ukraine, cette analyse aurait pu permettre d’obtenir un avantage matériel initial plus important pour accompagner la force spirituelle et psychologique. Cette même approche nous empêcherait de canaliser de manière désastreuse des ressources vers des groupes manquant de force spirituelle et morale (par exemple, les armées vietnamienne, irakienne et afghane) par rapport à leurs adversaires (Vietcong, ISIL, Talibans).

En résumé, si l’on ne prête pas une attention rigoureuse aux sensibilités non matérielles, aux mœurs culturelles et aux valeurs fondamentales des peuples en guerre, il peut sembler impossible de remporter ou d’atténuer un conflit, pas plus que d’y mettre fin, par l’emploi exclusif d’une force massive. Pourtant, l’Occident continue de se concentrer presque exclusivement sur les facteurs matériels. Cette optique tend à ignorer ce que Charles Darwin, dans La Filiation de l’homme (1871), considérait comme des vertus spirituelles et morales « hautement estimées, voire sacrées », qui « donnent un immense avantage » à un groupe sur un autre lorsqu’elles sont possédées par des acteurs dévoués qui, par leur « exemple, excitent […] à un haut degré l’esprit » des autres à se sacrifier pour la cause et les camarades, pour le bien ou le mal. Nous avons la possibilité d’exploiter ces leçons, en honorant et en soutenant les personnes ayant la volonté de se battre pour défendre les libertés démocratiques auxquelles nous tenons, nous aussi.

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Mauvaise Herbe

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