Irremplaçables – la biodiversité dont nous dépendons

Quand on me parle d’extinction, je pense à tous ces animaux qui sont actuellement « en crise » et qui ont fait la une des journaux. Les abeilles domestiques, par exemple, me viennent immédiatement à l’esprit. Elles sont en déclin depuis 12 ans. Entre 2012 et 2013, une abeille sur quatre a disparu en France 1 https://www.natura-sciences.com/environnement/abeilles-epilobee703.html . À l’heure actuelle, le tout dernier troupeau de rennes à parcourir les États-Unis ne compte plus que trois individus. Ce sont toutes des femelles. Cette espèce aura bientôt disparu des États-Unis 2 Kassam (2018). Last caribou in lower 48 US states all but extinct: ‘The herd is functionally lost’ https://www.theguardian.com/world/2018/apr/19/caribou-south-selkirk-us-canada-extinction. Le renne des montagnes du sud se déplaçait autrefois en grandes populations dans le nord-ouest de l’Amérique, mais les activités humaines ont détruit leur habitat naturel. Une tendance similaire se manifeste au Canada. Les populations de rennes ont pratiquement disparu du Québec, de l’Alberta et de l’Ontario. L’exploitation forestière est la principale cause du déclin des rennes. En effet, leur principale source de nourriture est un lichen qui ne pousse que dans les forêts anciennes, composées d’arbres centenaires. C’est d’ailleurs incroyable de penser qu’un animal de 270 kg se nourrit uniquement de si petits végétaux. En conséquence, pour préserver cette population, il ne suffit pas de planter de nouvelles forêts. On entend souvent ce discours : « Oui, on coupe quelques arbres, mais on compense en plantant des jeunes pousses ailleurs dans le monde ». Mais si nous voulions sauver les rennes, il faudrait laisser d’immenses forêts intactes. Apparemment, ça n’est pas viable économiquement. Les lions se développaient autrefois dans toute l’Afrique continentale, à l’exception du Sahara, ils parcouraient le Moyen-Orient, l’Europe du Sud (!) et la pointe sud de l’Inde. Aujourd’hui, leurs habitats se sont considérablement réduits, et ils ne se trouvent plus que dans quelques petites poches d’Afrique centrale et australe.

Pour autant, cette « crise », que nous appelons sixième extinction de masse, va au-delà de la disparition de quelques espèces visibles : ces espèces en péril relient des écosystèmes qui s’interconnectent de telle façon à rendre la vie, des humains et de biens d’autres espèces, possible.

Les humains, notre civilisation, le monde même dans lequel nous vivons dépendent de l’existence de plusieurs de ces animaux, qui sont au bord de l’extinction.

Les êtres humains et notre place sur la Terre

Les humains sont apparus il y a environ 200 000 ans en Afrique de l’Est. Nous étions petits, nous étions fragiles, mais nous avons trouvé des moyens d’innover, de nous adapter et de surmonter de nombreux obstacles environnementaux jusqu’à ce que nous finissions par nous installer dans presque toutes les régions du monde. En tant qu’espèce, notre expansion et notre adaptation sont peut-être les plus remarquables de toute l’histoire de la Terre. Cette histoire sera probablement bien moins remarquable en termes de longévité.

Nous nous sommes installés partout dans le monde. Nous avons appris à convertir les stocks d’énergie concentrée, comme le bois ou le charbon, en énergie que nous pouvons utiliser. Nous en avons fait les fondements de la civilisation et, par conséquent, nos populations ont grimpé en flèche. Tout au long de ce processus, nous avons changé le monde : nous avons transformé la géographie et la composition de l’atmosphère, et nous avons également réorganisé la répartition des espèces sur toute la planète. Des animaux exotiques ont fait du stop à bord de nos navires de commerce puis ont perturbé et détruit des écosystèmes lointains. Nous avons déplacé les plantes d’un endroit à l’autre pour le commerce et la production. Partout où nous sommes allés, nous avons encouragé la propagation de quelques espèces sélectionnées, bien adaptées à la vie aux côtés de la civilisation humaine : les chats et les chiens, les vaches et les poulets, mais aussi les rats et les moustiques. Les humains se sont donc répandus, géographiquement, et ils ont simultanément réduit les espaces disponibles pour tout le reste, forçant la faune à former des bulles de plus en plus petites, jusqu’à disparaitre.

Cet impact est d’autant plus remarquable que nous sommes assez anecdotiques, en tant qu’individus biologiques. Une récente étude a révélé qu’en termes de biomasse, c’est-à-dire en poids cumulé, les êtres humains ne représentent que 0,01 % de toute la vie sur Terre. Les plantes en représentent 83 %, les bactéries 13 %. Tout le reste, en dehors des bactéries et des plantes, ne représente que 5 % de la biomasse totale. Malgré notre poids insignifiant, nous avons complètement réorganisé la vie sur Terre. Les humains ont fait chuter les mammifères sauvages de 83 % et nous avons anéanti 50 % de toutes les plantes de la planète 3 Sepehr, McCarthy, Sanchez (2018). Humanity Has Killed 83% of All Wild Mammals and Half of All Plants: Study https://www.globalcitizen.org/en/content/humans-destroyed-83-of-wildlife-report/ . Depuis 1970 seulement, le nombre d’animaux terrestres a diminué de 40 %. Nous avons perdu les 4/5 de toutes les espèces d’eau douce et nous avons éliminé plus de poissons en termes de biomasse que ce qu’il reste actuellement dans les pêcheries du monde entier.

Une image contenant texte

Description générée automatiquement

En même temps, nous avons fait croitre démesurément les populations des espèces qui font partie intégrante de la civilisation : les vaches, les cochons, les poulets, et le bétail humain plus généralement représentent plus de 14 fois la biomasse de tous les mammifères sauvages. En terme de poids, il y a 3 fois plus de poulets sur terre que d’oiseaux sauvages 4 Rosane (2018). Humans and Big Ag Livestock Now Account for 96 Percent of Mammal Biomass https://www.ecowatch.com/biomass-humans-animals-2571413930.html .

Nous parlons parfois d’anthropocène, c’est l’ère géologique dans laquelle nous serions entrés, du fait des effets des humains sur la planète. Comment des archéologues du futur pourraient déterminer quand commence et termine l’anthropocène ? Ils pourront l’identifier de deux manières : à cause du carbone produit par le carburant que nous brulons, qui forme un brouillard se déposant partout, et que l’on retrouvera dans les strates terrestres. Ils pourrons aussi le dater grâce aux ossements. Non pas les nôtres, mais ceux de l’énorme quantité de poulets que nous élevons et tuons chaque année pour soutenir cette très grande civilisation industrielle 5Carrington (2016). How the domestic chicken rose to define the Anthropocene. https://www.theguardian.com/environment/2016/aug/31/domestic-chicken-anthropocene-humanity-influenced-epoch… Bel héritage archéologique.

La 6e extinction

Nous avons mentionné que nous nous situions au cours d’une extinction de masse, dit sixième extinction, ou encore Extinction Holocène ou Extinction Anthropocène. Dans le passé, les espèces qui se sont éteintes étaient des espèces tout à fait uniques, vivant dans un écosystème de niche, comme une île éloignée, sur des montages, ou sur des glaciers. C’est le cas des ours polaires ou des pingouins par exemple. Ce sont des espèces qui sont naturellement fragiles à tout changement majeur dans le monde, en raison de leur environnement de niche. Ce que nous observons aujourd’hui est tout à fait différent. Un article scientifique, sorti en 2017, essaye de faire la lumière sur cette sixième extinction 6 “Population losses and the sixth mass extinction” Gerardo Ceballos, Paul R. Ehrlich, Rodolfo Dirzo Proceedings of the National Academy of Sciences Jul 2017 https://www.pnas.org/content/114/30/E6089 :

« Les causes immédiates de l’extinction des populations [sont connues] : la conversion des habitats, les perturbations climatiques, la surexploitation, la pollution, l’introduction d’espèces invasive, les maladies et (potentiellement) la guerre nucléaire à grande échelle. Elles sont toutes liées les unes aux autres selon des schémas complexes et renforcent généralement les impacts les unes des autres. Les moteurs ultimes de la sixième extinction de masse sont moins souvent cités. Il s’agit de la surpopulation humaine, liée à une croissance continue de la population ; et de la surconsommation en particulier par les riches.
Ces moteurs, qui tous renvoient à la fiction que la croissance perpétuelle peut se produire sur une planète finie, augmentent eux-mêmes rapidement. Ainsi, nous soulignons que la sixième extinction massive est déjà en cours et nous ne disposons que d’une petite fenêtre pour agir, deux ou trois décennies au maximum.
Tout indique que les attaques contre la biodiversité seront de plus en plus puissantes au cours des deux prochaines décennies, brossant un tableau sombre de l’avenir de la vie, y compris de la vie humaine ».

Les moteurs ultimes de la sixième extinction de masse sont moins souvent cités. Il s’agit de la surpopulation humaine, liée à une croissance continue de la population ; et de la surconsommation en particulier par les riches.

Ce genre de discours et de ton sont très inhabituels dans les documents académiques. Ce sont des scientifiques qui nous crient « la fin est proche, écoutez ! Nous sommes en plein milieu de l’Apocalypse. »

Au-delà du ton, l’article que je viens de citer est remarquable dans son analyse des extinctions. Les auteurs ne s’intéressent pas qu’aux disparitions d’espèces. Ils suivent également le déclin des populations, c’est-à-dire la diminution de l’aire de répartition de leurs habitats, la perte des écosystèmes, et la chute de la taille des populations. Les populations déclinent, et au fur à mesure de la diminution du nombre d’individu, l’espèce est de plus en plus vulnérable à des chocs venus de l’extérieur. Cette boucle de rétroaction est au cœur des extinctions : une population vulnérable décline plus rapidement, ce qui la rend plus vulnérable. Ainsi, on comprend que l’extinction d’une espèce commence bien avant que le dernier individu ne meure : les populations d’une espèce sont d’abord affectées et fragilisées, puis la récupération devient progressivement impossible et la disparition finale devient inéluctable.

À lire ensuite:
Qu'est ce que la biodiversité ?

Dans ce travail, 27 600 espèces de vertébrés sont étudiées, et une analyse plus détaillée documente les extinctions de population entre 1900 et 2015 chez 177 mammifères. ” 32 % des espèces de l’échantillon sont en déclin tant au niveau de la population que de l’aire de répartition de l’habitat et 40 % des mammifères examinés ont connu un déclin de 80 % de leur aire de répartition de l’habitat “. Tout cela nous conduit à l’effondrement d’écosystème dont nous dépendons pour soutenir notre civilisation, et ce à un rythme 1000 fois supérieur que le taux d’extinction naturel. Certains groupes disparaissent encore bien plus vite.

La plus grande menace ?

En tant qu’espèce, cette perte de biodiversité est probablement la menace la plus critique, la plus dangereuse à laquelle nous faisons face.

Nous avons l’habitude de voir le changement climatique comme la menace ultime. Cependant, si nous pouvions simplement isoler les effets du changement climatique, c’est-à-dire le réchauffement de l’atmosphère, la montée des mers, sans considérer les autres effets de notre société industrielle ( comme la pollution ou destruction des habitats naturels), nous aurions une chance de survie. La diversité des espèces et des écosystèmes que nous avons dans notre monde, c’est de l’information. Cette information a été rassemblée sur des millions, des centaines de millions d’années. La biodiversité est un livre dans lequel sont stockés les secrets de l’adaptation et de la survie. Ce livre géant contient des informations sur comment résister aux tempêtes violentes, comment s’adapter à la sécheresse et aux inondations, à la chaleur et au froid extrêmes, comment filtrer les déchets, comment guérir. La perte d’espèces et d’écosystèmes signifie que nous perdons des chapitres entiers de ce livre que nous ne pourrons jamais récupérer. C’est triste en soit, mais aussi dramatique pour nous.

Voici un exemple : Les trois quarts de notre système alimentaire mondial sont soutenus par une poignée de cultures et cinq espèces animales qui sont elles-mêmes soutenues par des intrants industriels non durables comme les pesticides, les engrais azotés. Ce système va s’écrouler, cela ne fait aucun doute. Dans un monde où il reste une diversité d’espèces d’animaux et de plantes sauvages, ces derniers pourraient prendre la place de nos défunts systèmes de monoculture. Les espèces sauvages dont nous pourrions nous nourrir se révéleraient dans des endroits que nous considérerions normalement comme trop secs, trop humides ou trop salés pour faire pousser des cultures. En d’autres termes, nous trouverions un moyen de survivre, même si cela signifie à plus petite échelle. Mais c’est seulement si ces espèces sauvages elles-mêmes survivent. Une fois que ces espèces disparaissent, il n’y a plus rien pour s’adapter à notre monde en mutation. Ce qui aurait pu nous fournir des réponses, qui a mis des millions d’années à se développer, ne sera pas là. Alors nous aussi, nous disparaitrons

Les parasites – les extinctions ne frappent pas au hasard

Les parasites sont l’un des groupes les plus menacés à l’heure actuelle. Jusqu’à un tiers de tous les parasites sont en danger d’extinction du fait des changements climatiques, entre autres facteurs. Voilà une information plutôt réjouissante de premier abord : plus de poux ni de vers solitaires ! Mais vous vous en doutiez, la nouvelle n’est pas si bonne. Premièrement, les parasites sont en concurrence les uns avec les autres. La disparition de certains signifie donc que d’autres ont maintenant une occasion sans précédent de se répandre. Pour l’humain, cela peut poser problème si ceux qui survivent sont du type « mangeur de chair humaine » par exemple. Deuxièmement, dans de nombreux écosystèmes, les parasites constituent 80 % des liens alimentaires entre les espèces. Cela signifie que ces parasites sont nécessaires pour transférer l’énergie et les nutriments d’un animal à l’autre. Par exemple, certains s’accrochent aux amphibiens, ceux-ci en réponse sautent dans l’eau pour se nettoyer. Ce faisant, ils deviennent de la nourriture potentielle pour certaines espèces aquatiques. Éliminer ces parasites signifie que l’écosystème s’effondre.

Ce dernier fait souligne un impensé, un point crucial pour comprendre la gravité des extinctions. Lorsque nous pensons aux espèces qui disparaissent, nous effectuons le raisonnement suivant : « si nous avons un millier d’animaux et que 40 % d’entre eux disparaissent, 400 d’entre eux sont selectionné au hasard, ils disparaissent et nous nous retrouvons avec le reste ». Cependant, il existe des tendances mondiales qui entrainent l’extinction, et ces tendances vont toucher des espèces similaires — génétiquement, dans leur mode de fonctionnement, dans leur lieu de vie, ou bien en termes de fonction dans l’écosystème. Ce n’est donc pas une sélection aléatoire des espèces qui disparaissent, mais des « secteurs » qui jouent des rôles précis dans un écosytème.

Pour faire une analogie ici, imaginons des fonctions très larges à l’échelle de notre société : par exemple la production d’énergie ou d’alimentation, l’éducation, le transport. Maintenant, imaginons que nous nous réveillons un jour, et que tout à coup, l’espèce qui s’occupe de la fonction « transport » a disparu. Nous n’avons plus de routes, elles ont disparu. Ou bien imaginez qu’il n’y ait plus ni éléctricité ni éléctriciens. Plus de lumière, plus d’énergie, et plus rien qui n’ait un lien avec ces sujets. Cela aurait un effet dramatique sur le maintient de notre société. C’est exactement ce que nous faisons à ces écosystèmes : nous leur enlevons des fonctions et cela les fragilise dramatiquement

En crise : Insectes

Les insectes sont de ces créatures qui forment des liens entre les écosystèmes. Je parlais, en introduction, des abeilles domestiques. Nous dépendons de ces abeilles pour polliniser les fleurs, notre nourriture, nos cultures, afin d’avoir quelque chose à manger. Sans elles, le processus de pollinisation s’effondre, et l’agriculture industrielle ne peut pas fonctionner.

Je dois admettre que, au long de ma vie, je n’ai pas été un grand fan des insectes. Mais maintenant, après avoir fait des recherches sur ce sujet, et réalisé à quel point ils sont importants, j’ai l’impression de prendre conscience de la perte de quelque chose dont je n’ai jamais vraiment mesuré la valeur.

Nous les utilisons comme inspiration pour de nombreuses découvertes. On a par exemple découvert un champignon qui s’associe à un coléoptère. Grâce à cela nous avons compris comment réprimer la réponse immunitaire du corps à un organe étranger. C’est ce ce qui a donné le coup d’envoi de la chirurgie de transplantation moderne. Avant, il n’était pas possible de faire des greffes d’organe, elles étaient systématiquement rejetée 7 Foley (2017). Modern heart transplants owe their origins to a fungus found in the dirt. https://qz.com/1144322/modern-heart-transplants-owe-their-origins-to-a-fungus-found-in-the-dirt/ .  Mais aussi et surtout, les insectes fertilisent les sols, dégradent les déchets, décomposent les animaux morts, contrôlent les parasites qui mangent nos cultures.  En résumé, en dehors même de leur valeur intrinsèque, nous avons besoin de ces insectes.

Malheureusement, ils sont en chute libre partout dans le monde. Cela est apparu très clairement dans une étude parue l’année dernière, portant sur des populations d’insectes en Allemagne depuis 27 ans. Cette étude a principalement été réalisée par des scientifiques citoyens, bénévoles donc : personne ne veut payer pour ce genre d’étude. Cette étude constate qu’au cours de cette période de 27 ans, la population d’insectes a diminué de 75 %. La population d’insectes vivants aujourd’hui est à peine le quart de ce qu’elle était il y a 27 ans 8 AFP (2017). Insects decline dramatically in German nature reserves: study https://phys.org/news/2017-10-three-quarters-total-insect-population-lost.html .

Ces résultats ne sont pas propres à l’Allemagne. Aux États-Unis, il y avait d’énormes migrations de dizaines de milliers de papillons monarques. C’était un événement, les gens sortaient et admiraient. Mais le nombre de papillons monarques a chuté ces dernières décennies, ils ont pratiquement disparu 9 Conniff (2013). Tracking the Causes of Sharp Decline of the Monarch Butterfly. https://e360.yale.edu/features/tracking_the_causes_of_sharp__decline_of_the_monarch_butterfly . De la même manière, une étude de Stanford de 2014 a examiné les espèces d’invertébrés dans le monde entier et a constaté un déclin de 45 % au cours des 40 dernières années. Dans une réserve naturelle bavaroise, des chercheurs ont constaté un déclin de 40 % des espèces de papillons de nuit, ce qui montre que ces pertes se produisent même dans des zones étroitement protégées.

Les causes de ce déclin des insectes se résument généralement à quelques facteurs, notamment notre agriculture industrielle 10Schwagerl (2016). What’s Causing the Sharp Decline in Insects, and Why It Matters. https://e360.yale.edu/features/insect_numbers_declining_why_it_matters. Nos systèmes de monoculture convertissent des écosystèmes complexes, et des habitats variés, dans le monde entier en un béton vert sans vie ; en ces simples rangées de cultures, dépendantes des pesticides et d’herbicides, pesticides et herbicides qui, eux-mêmes, tuent un grand nombre de populations d’insectes.

L’agriculture industrielle

Faisons une pause un instant afin de comprendre en quoi les monocultures constituent un problème si important. Certes, lorsque nous arrachons une forêt ou une prairie primaire pour y planter un champ, nous supprimons un écosystème qui abrite une grande diversité d’espèces. Cependant, nous la remplaçons par d’autres espèces : une plante est une plante ! Cela ne devrait pas changer grand-chose. Oui, mais non. Une prairie naturelle fleurit à de nombreuses périodes au cours de la saison : certaines plantes éclosent au printemps, d’autres au début de l’été, d’autres durant l’automne. La diversité des rythmes fournit une source de nourriture continue pour les différents animaux qui vivent dans cet environnement. À l’inverse, un champ en monoculture ne fleurit qu’une seule fois. Après cette fleuraison, il n’y a plus de nourriture, potentiellement sur plusieurs kilomètres. Cette distance est trop grande pour les insectes, qui ne trouvent plus d’alimentation et meurent de faim. Comme ils servent aussi de repas à d’autres animaux, notamment les oiseaux et petits mammifères, le reste de l’écosystème meurt également.

À lire ensuite:
1. Pourquoi il est vraiment urgent d'agir ?

Nous avons parlé des papillons monarques qui disparaissent en Amérique du Nord. Dans le passé, les populations de papillons monarques étaient gigantesques parce que leur nourriture, l’asclépiade, poussait encore entre les rangs de nos monocultures et pouvait encore les alimenter. Mais nous sommes devenus plus « efficaces ». Nous avons maintenant des cultures résistantes aux herbicides, et il n’y a plus de « mauvaises herbes » dans les champs. L’asclépiade se fait rare, les papillons monarques disparaissent.

Habitués aux catastrophes

Nous avons jusqu’à maintenant parlé de la perte de biodiversité, de l’extinction de masse, donc de phénomènes d’amplitude extrême et d’extrême rareté. Pourtant, la plupart d’entre nous dans ce monde n’en sommes pas conscients. Nous ne le remarquons pas. Comment la disparition d’une telle biodiversité et l’effondrement d’écosystèmes entiers peuvent-ils passer inaperçus ?

Une image contenant texte, carte

Description générée automatiquement

Je pense qu’une grande partie de ce phénomène est dû aux effets isolants de la vie urbaine et suburbaine. La plupart d’entre nous vivons dans des zones densément peuplées, et nous ne nous attendons pas à rencontrer des animaux sauvages. Nous supposons que la faune sauvage existe encore parce que nous la voyons dans des livres et des émissions de télévision. Nous ne remarquons pas que tout est transformé en soit en béton gris soit en béton vert. Nous ne réalisons pas que la faune n’existe plus que dans ces livres et dans notre imaginaire.

Cela dit, notre imaginaire même s’estompe. D’une génération à l’autre, nous ne réalisons pas à quel point les choses ont évolué 11 “Spot the difference: shifting baseline syndrome in our own backyard” https://www.zsl.org/blogs/science/spot-the-difference-shifting-baseline-syndrome-in-our-own-backyard . Nos points de références évoluent, si bien que l’abondance de papillons qui était la norme pour mes grands-parents n’a jamais existé pour moi, leur rareté est ma nouvelle norme.

En crise : les amphibiens

Changeons un peu de règne pour voir du côté des amphibiens. À première vue, les grenouilles n’ont rien de particulièrement notable : elles sont mignonnes, elles sautent et font un drôle de bruit. Elles sont en fait les plus grandes survivantes de toute l’histoire de l’évolution. Les grenouilles modernes proviennent d’ancêtres qui ont plus de 400 millions d’années. Depuis la séparation de la Pangée, elles se sont adaptées à presque toutes les régions et à tous les climats, des déserts à la glace. Elles ont un rôle particulier dans beaucoup d’écosystèmes, celui de transférer des nutriments depuis l’eau vers la terre. Elles sont incroyables dans leur adaptabilité et leur résistance : il y a au moins cinq espèces de grenouilles qui peuvent survivre en étant complètement gelées dans un bloc de glace. Elles restent juste là, vous les dégelez et elles sont prêtes à repartir. Elles ont également appris à résister à de nombreux pathogènes ; leur peau laisse passer très peu de choses. De fait, nous en tirons beaucoup de médicaments. Les amphibiens en général ont une très bonne capacité de régénération de leurs organes et membres, et nous pourrions en tirer beaucoup d’information sur le fonctionnement de nos propres gènes, et sur notre propre capacité de guérison.

La crise que les amphibiens traversent en ce moment a été découverte pour la première fois dans la forêt tropicale panaméenne. Les chercheurs qui étudient les grenouilles allaient dans ces régions où il leur était difficile d’avancer sans marcher sur une, tant il y en avait. Maintenant, vous êtes chanceux si vous en trouvez une ; dans de nombreux endroits, il n’y en a plus du tout. Un scientifique a estimé que le taux d’extinction naturel des amphibiens est d’environ une espèce perdue tous les 1000 ans. Aujourd’hui, les chercheurs du monde entier assistent à des extinctions successives à un rythme estimé 45 000 fois supérieur à ce processus naturel d’extinction, ce qui fait des amphibiens l’une des classes d’animaux les plus menacées de la planète 12 Wake, Vredenburg (2008). Are we in the midst of the sixth mass extinction? A view from the world of amphibians. Proceedings of the National Academy of Sciences, 105(Supplement 1), pp. 11466–11473. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK214887/ . Dans le cas des grenouilles, presque tous ces décès massifs peuvent s’expliquer par un seul champignon qui a voyagé dans le monde entier sur le dos du commerce international, en particulier le commerce des animaux de compagnie exotiques.

Les amphibiens jouent un rôle crucial dans la préservation de nombreux écosystèmes, ils ont survécu à des centaines de millions d’années et connu la fin des dinosaures, et traversé quatre extinctions massives supplémentaires. Et voilà que de vastes pans de la population d’amphibiens disparaissent de la carte à cause d’un champignon que nous propageons parce que nous voulons acheter des grenouilles exotiques 13 BBC (2018). Origins of amphibian-killing fungus uncovered https://www.bbc.com/news/science-environment-44075687 . Elles sont perdues à jamais parce que nous voulons acheter une grenouille et la mettre en cage.

Nous pourrions multiplier indéfiniment les exemples, pour chaque type d’animaux. Nous n’avons pas même abordé la situation à l’intérieur des océans, qui mériterait un article à part entière. Les exemples sont trop nombreux et ils sont écrasants. Si nous pourrions poursuivre durant des dizaines de pages, vous vous lasseriez probablement de cette liste mortuaire

Epilogue

Ces problèmes sont de grandes envergures, et nous pensons souvent que les solutions doivent aussi être de grande envergure. C’est par exemple la voie proposée par la géo-ingénierie : nous cherchons des projets immenses et très couteux pour résoudre nos immenses problèmes. Ce que nous voyons en réalité, c’est que c’est précisément l’échelle de notre civilisation qui a créé les conditions de l’extinction massive — l’expansion de notre population, notre surconsommation, et la production agricole industrielle nécessaire pour subvenir à nos « besoins ». Il faut nécessairement rompre avec ce gigantisme pour combattre notre impact sur la terre.

Wendell Berry, en parlant d’un sujet différent, fournit une perspective intéressante. Dans « Un homme remarquable », il effectue la biographie d’un homme nommé Nate Shaw, un fermier noir et sans instruction qui fut emprisonné par la société blanche raciste. Il écrit :

« Je suis conscient qu’un homme comme Nate Shaw est invisible pour le système éducatif. Il ne constitue certainement pas son public cible. Du point de vue de notre société, l’idée d’un petit agriculteur bien éduqué — quelle que soit sa race—a longtemps été une contradiction dans les termes. Et donc bien sûr, on peut difficilement dire que nos systèmes scolaires tolèrent une telle possibilité.

Le but de l’éducation, tout comme le but de la société, a été et est toujours de s’éloigner de la petite ferme, de tout ce qui est petit. Le but de l’éducation a été de préparer les gens à “prendre leur place” dans une société industrielle — l’hypothèse étant que toutes les petites unités économiques sont obsolètes. Mais le mythe de l’éducation va encore plus loin, il suppose que cette “place dans la société” est “en haut”. Du bas vers le haut pour aller du petit au grand. L’éducation mène en haut. L’objectif affiché de l’éducation est de mettre tout le monde “au sommet”. Je pense que je n’ai pas besoin d’en documenter les résultats : bousculades, piétinements et coups de pied dans la gueule. »

Ce que nous faisons réellement, c’est donner des coups de pied dans la gueule, dans les espèces qui composent notre monde, qui en fournissent la beauté, qui fournissent des services et un mode de vie. Une nouvelle idée du progrès devrait s’éloigner de cette idée qu’il faut passer du petit au grand, et permettre de trouver notre vraie place dans la nature, qui est locale, et qui est attentive aux écosystèmes dont nous dépendons.

En préparant cet article, il a tellement de faits, d’évènement que nous avons laissé de côté. La quantité de destruction que nous commettons chaque année sur cette Terre est ahurissante. Qu’est-ce qu’on est en train de faire !? La quantité de destruction, de dévastation et de morts qu’il faut pour nous soutenir, pour soutenir notre croissance, pour soutenir notre décadence dans le monde développé est tout simplement écrasante.

Je ne sais pas à quoi ressemble un monde équilibré. Mais le fait est que le système fonctionnait bien avant que nous arrivions ici et que nous en retirions toute cette énergie, que nous construisions notre civilisation mondiale. Je ne sais pas à quoi ressemble un chemin vers l’avenir. Je sais juste que ça ne ressemble pas à ça.

J’ai récemment eu une conversation avec un ami où on parlait de la vérité. Qu’est-ce que la Vérité ? C’est impossible à définir. Vous ne pouvez pas l’expliquer, mais vous pouvez le sentir, vous pouvez pointer les choses et dire : « Je ne sais pas ce qu’est la vérité, mais je sais que ce n’est pas ça .»

C’est ce que je ressens pour notre monde aujourd’hui, en regardant la destruction, alors que je me trouve ici sur le précipice de la sixième extinction massive ; d’une période géologique définie par la dévastation produite par une portion de l’humanité. On a trop construit. Nos progrès sont allés trop loin, trop vite, et nous ne pouvons pas suivre ; le monde meurt à cause de cela. Nous avons tué le monde. Si nous n’agissons pas dès maintenant pour éliminer les éléments dont nous n’avons pas besoin, alors nous condamnons non seulement ces populations en danger, mais aussi le climat, notre civilisation, notre société, notre culture et nous-mêmes.


Cet article est en grande partie issu d’un épisode du podcast Ashes Ashes (en anglais). S’ils ne donnent pas, dans l’épisode en question, de pistes de lutte, nous en fournissons dans notre blog. Les articles « Les fausses solution » et « Comment arrêter la société industrielle ? » traitent directement du sujet des stratégies militantes.

0 0 votes
Article Rating
Subscribe
Notify of
0 Comments
Inline Feedbacks
View all comments
Samuel

Samuel

Auteur

Militant écologiste, Samuel fait des conférences et interventions au sujet de la crise environnemental et des stratégies militantes.
Arrêtons de « défendre » l’environnement

Arrêtons de « défendre » l’environnement

Dans nos cultures militantes, nous avons intériorisé que notre rôle était de défendre. Zone à Défendre, protection de la nature, défense de l’environnement, notre vocabulaire même est empreint de cette logique.
« Quoi de mal ? », me diriez vous. Après tout, il s’agit bien …

Au delà des manifestations

Au delà des manifestations

Depuis maintenant plus de deux ans, les mobilisations pour la justice sociale et écologique sont fortement réprimées par la violence des insultes, menaces, blessures, tabassages, arrestations, condamnations, mutilations, voire la …

Share This